Chapitre 29 – L'Ermite

La Province de Passoval est belle, incontestablement belle. Ses reliefs et son climat en font une zone contrastée et l'Ermite ne s'est jamais lassé d'y vivre et d'en contempler les merveilles. Tandis qu'il commence à sentir la fraîcheur de l'air et la montée en altitude, imperceptible sous ses pieds, mais sensible à l'expérience du randonneur chevronné qu'il est, il admire la végétation qui change, les arbres plus proches, plus denses, plus verts, et les villages qui s'espacent de plus en plus.

Au bout de cette ascension, il sait ce qui l'attend, un retour à la « maison », il sait qu'il en sentira l'énergie à 10 km, bien avant de voir le sommet de la Pyramide se détachant sur le ciel bleu, bien avant de voir les panneaux qui indiquent le chemin, bien avant de repérer les cars de touristes qui s'y rendent en visite, bien avant de reconnaître les pèlerins qui cheminent à pied jusqu'à leur destination et qui se recueillent devant le parvis de l'entrée avant même d'aller réserver une chambre à l'auberge pour s'assurer d'avoir un lit pour la nuit. Et il sait qu'il en aura des crampes au ventre et l'estomac tout retourné, il préfère ne même pas y penser, pourtant il ne ralentit pas l'allure. Il sait qu'il n'y a aucun retour en arrière possible et que la seule possibilité est d'avancer.

Il est très tôt encore, l'Ermite aime se lever à l'aube et commencer à avancer après avoir fait un peu de café. Il traverse une petite ville de basse montagne et les parfums qui s'échappent des échoppes font grommeler son ventre. Le porridge qu'il avait l'habitude de cuire le matin après ses ascèses matinales lui manque. Il n'a malheureusement pas beaucoup d'argent à sa disposition et essaie d'économiser en cas de coups durs sur la route, avant son arrivée. En Apolytocratie, la nourriture est gratuite et si près du Temple Pyramide, les pèlerins sont toujours accueillis à bras ouverts, même à domicile parfois, et il sait qu'il pourrait se restaurer où il le souhaiterait, mais l'Ermite ne choisit jamais la facilité.

Tandis qu'il tente de chasser l'image de savoureux petits-déjeuners en se concentrant sur l'aka'nn qu'il tient à la main, il sent quelqu’un lui taper avec légèreté sur l'épaule. Il se retourne interloqué, peu habitué aux interactions sociales. C'est une femme d'une trentaine d'années, aux longs cheveux blonds et bouclés, en train de savourer une brioche au sucre et à la noix de coco, elle lui en tend une intacte dans son petit sachet en papier et lui adresse un sourire éblouissant :

- Bon appétit et bonne journée ! Vous êtes bientôt à destination.

Elle lui a parlé dans un français impeccable bien qu'elle ait le type Européenne de l'Est, tandis qu'il saisit la brioche et entreprend de la remercier, elle tourne déjà les talons et disparaît quasi instantanément dans la foule. Il reste plusieurs minutes planté sur place à essayer de repérer ses cheveux blonds dans la petite foule qui s'amoncelle autour des échoppes. Il se pourrait bien qu'il se soit agi d'une Tvish en civil, ça ne l'étonnerait pas plus que cela... Il mord avec appétit dans la brioche et sa moustache et sa barbe sont instantanément saupoudrées de sucre glace et de noix de coco râpée. C'est absolument délicieux !

Il savoure plus que le moelleux de la brioche, il sent dans ce présent improbable un espoir, une promesse, un enjeu plus grand que son simple retour au Temple Pyramide. Il sent le poids sur ses épaules s'alléger, l'air embaumé du petit matin lui évoque le renouveau, la renaissance, la seconde chance. Pour la première fois depuis qu'il a quitté sa maisonnette au fond des bois, l'Ermite se sent léger, ses épaules se redressent imperceptiblement, son pas devient plus leste, il relève le menton et ose fixer du regard sa destination, droit devant, encore invisible aux yeux, mais omniprésente en énergie. Ce n'est pas si compliqué au fond, il suffit d’être droit, d’être juste, d’être sincère. “Aucun manquement de son passé n'a le pouvoir de rejaillir sur la valeur de son présent autre que celui qu'il lui accorderait lui-même par culpabilité.” Article 105 du Code de la Noblesse Orthodole. Après l'exil, après la prière, après la culture du désintéressement et de l’abnégation, s’être mis au service d'autrui sans attentes en retour, il ne sera jamais davantage prêt qu'en cet instant. Et il n'a aucune autre alternative que celle d'avancer, encore et toujours, jusqu'aux portes du Temple, face auxquelles il restera debout, nuit et jour, aussi longtemps que nécessaire, jusqu’à ce qu'on lui ouvre, jusqu’à ce que le Couple Sacré accepte de le recevoir. Plus rien ne le détournera de sa route à présent, son choix est fait, son exil lui a permis d'affiner cette décision, d'éradiquer les éléments troubles, il voit clair désormais. Pour la première fois de sa vie, il sait ce qu’il veut vraiment, en toute honnêteté, face à lui-même et face au monde.

Peut-être la brioche était-elle magique... Peut-être la Tvish avait-elle diffusé un message subtil particulier en la lui offrant... Le mystère restait entier et c'est ce qui en faisait toute la beauté et le merveilleux.

Animé d'un nouveau souffle, l'Ermite reprend sa marche, aka'nn entre les cals de ses doigts dépassant de mitaines usées, mais il semble avoir rajeuni de 5 ou 10 ans.

Il avance, il avance.