Chapitre 26 - Suratiel

Occasionnellement, il arrive à Suratiel dans le très vaste cadre de ses activités de Guilde Jaune de s'occuper non pas des minéraux, des végétaux ou des animaux mais des humains et plus spécifiquement des enfants. Il revient à la Guilde Jaune d'établir un tour pour occuper et encadrer les enfants des Archalchimistes résidant au Temple ou de passage. Cette mission est généralement assumée par des Archalchimistes moins gradés que Suratiel, mais à la différence de Frères ou Sœurs de sa Guilde qui s'en acquittent en traînant parfois des pieds, lui aime la compagnie des enfants qui lui apportent une forme de légèreté d'esprit et de cœur et il se ressource auprès de leur gaieté naturelle et de la Joie Causale qu'ils expriment. C'est pourquoi il a déjà le sourire aux lèvres en prenant le passage piéton sous le pont de la Tour conduisant à la roseraie ou il sait que le groupe de 25 ou 30 enfants de moins de 10 ans l’attend impatiemment.


 

Dès qu'ils l’aperçoivent ils lui font de grands signes et de larges sourires, Suratiel en conçoit un pincement au cœur pour le Frère qui a passé les deux dernières heures à s'occuper d'eux et qui est déjà totalement éclipsé par son arrivée. À peine assis dans l'herbe en tailleur, les enfants le bombardent de questions :

- Suratiel, on fait quoi ?
- Vous nous parlez des licornes ?
- Non, des griffons ?
- Non, des paons-phénix ?
- Nooon, des chats ailés ?
- Vous nous lisez une histoire ?

Suratiel rit devant leur enthousiasme :

- Du calme ! Du calme ! J'ai prévu un conte pour aujourd'hui, c'est une histoire un peu ancienne qu'on trouve dans les premiers livres de début d'Age de Diamant !

L’intérêt des enfants est piqué au vif, une histoire qu’ils ne connaissent pas ? C'est une bénédiction !

- C'est quoi le titre ? demande un blondinet avec un épi dans les cheveux.
- Ça s'appelle « Le Loup, le Cerf et l’Écureuil », Suratiel sonde les minois qui le regardent en quête d'un signe de reconnaissance mais aucun ne bouge, c'est une très vieille histoire.
Sans plus attendre, Suratiel se racle la gorge, prépare ses effets de voix les plus théâtraux et commence sa lecture.


Il était une fois, dans une forêt de Terremère, un surprenant rassemblement d'animaux, proies et prédateurs cohabitaient l'espace d'un instant particulier, assemblés devant un immense châtaignier centenaire, pour écouter la voix qui venait de l'intérieur :

« Venez à moi mes amis, l'heure est venue de reformer l'alliance, il est temps de vous tenir
à mes côtés... »

Les animaux connaissaient la voix et l'écoutaient attentivement, mais aucun n’osait bouger. Ils avaient subi tant de pertes, connu tant de désillusions, on leur avait fait tellement de mal. Se pouvait-il que l'espoir soit encore permis ? Se pouvait-il qu'ils puissent avoir encore foi en un monde meilleur ou ils ne seraient plus traqués, maltraités, tués ?

Le premier à sortir de l'ombre d’un sapin fut le loup. Il fit un pas en avant, puis un autre, lentement tous les regards des animaux se tournèrent vers lui, sans crainte mais avec respect. C'était un grand loup gris, haut sur pattes, maigre, sa fourrure était parfois clairsemée, il portait des cicatrices et des traces de combat. Il avançait de son pas lent mais assuré et s'immobilisa au centre de la clairière, face au châtaignier majestueux et lumineux d’où émanait la voix mélodieuse qui avait appelé, il inclina la tête et dit :
- Je suis à votre Service.

C'est alors qu'un bruit de branchages qu'on remue se fit entendre, un grand cerf sortait à son tour du bois, le pelage brun et luisant, de hauts bois ramifiés au-dessus de sa tête, il avança en direction du châtaignier magique
à son tour, s'immobilisa et inclina gracieusement la tête entre ses pattes avant, frôlant le sol et dit à son tour :
- Je suis à votre Service.

Le silence se fit sur la clairière. Chacun semblait retenir son souffle. Certains regardaient le bout de leurs pattes, l'air un peu gêné. D'autres se poussaient du coude en murmurant, l'air contrit. Soudain, un troisième courageux émergea de la foule assemblée, c'était un écureuil roux, la queue en panache, bombant le torse, il traversa fièrement le petit sentier qui s'était créé dans le sillage du loup et du cerf et il remonta la voie au pas de charge, aussi vite que ses petites pattes le lui permettaient et il s'immobilisa devant le châtaignier illuminé avec un sérieux solennel, s'inclina avec la patte avant droite sur le cœur et dit
à son tour :
- Je suis à votre Service.

De longues minutes s’écoulèrent mais aucun autre représentant du Règne animal ne s’avança et, la nuit tombant, les premiers arrivés commencèrent à tourner les talons jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le loup, le cerf et l’écureuil, c
ôte à côte face au châtaignier illuminé.

La voix s’éleva à nouveau, chaude et enveloppante :
- Merci mes amis, merci d’être à mes côtés. Il est temps à présent pour vous d'accomplir votre mission. Les temps à venir seront difficiles et mouvementés, pourtant vous devrez rester droits et intègres, fidèles
à vos serments et à vos engagements de service. Le temps viendra ou nous serons réunis sous notre véritable forme, mais en attendant vous devrez triompher des Heures Sombres.

Et sans plus d'explication, la flamme magique qui illuminait le châtaignier disparut emportant la voix avec elle.

Les trois compères de fortune se contemplèrent en chiens de faïence, le loup grogna légèrement contre le cerf et l'écureuil, le cerf racla le sol du sabot face au loup et l'écureuil essaya de se faire discret maintenant qu’il était le plus petit
à côté des géants. Le loup partit le premier, choisissant une direction au hasard, il avait besoin de courir après toute cette attente, il galopa ventre à terre comme pour fuir l'horizon. Il courut si longtemps qu'il était épuisé. Il finit par s'endormir dans une tanière de fortune mais fit des cauchemars horribles, des rêves de sang, de mort, de torture et de blessures, il ne trouva pas le repos.

Le cerf partit à son tour, il prenait son temps, contemplait la nature qui l'entourait, s’arrêtait pour goûter aux bourgeons d'un jeune arbuste et les jours se succédaient sans qu'il ait la sensation d’avancer, comme un jour éternel qui se reproduit sans fin mais ne mène
à rien.

L'écureuil, resté seul, se dit qu'il y verrait plus clair du haut d'une branche. Il grimpa dans l'arbre le plus proche et entreprit de se confectionner un nid douillet pour la nuit. Le lendemain, il avait faim et partit en quête de noix et de noisettes pour se restaurer, puis comme il ne pouvait pas tout manger, il entreprit de les stocker et de les surveiller. Les jours passèrent et il trouva que l'endroit avait son charme, il avait même décelé l'odeur d'une demoiselle écureuil non loin de là.

Les semaines succédèrent aux jours, les mois aux semaines et les années aux mois. Le loup, le cerf et l'écureuil avaient oublié pourquoi ils étaient
, ils avaient oublié leur mission, qui ils étaient vraiment et leur promesse de service.

Si peu d’âmes résistent au passage du temps. Endormis dans le confort de leur routine, dans les tracas de leur quotidien, ils entendirent à peine l'écho d'une voix lointaine qui chuchotait
à leur oreille : « Revenez-moi... Revenez-moi... »

Pourtant, dans le brouillard de leur esprit, l'appel perçait, lancinant, et ils quittèrent tanières, buissons et noisettes pour revenir au châtaignier de la clairière, parce qu’un serment de loup, de cerf et d'écureuil ça ne s'oublie pas.

Cela faisait 11 mois, 11 ans, 11 siècles, on ne savait pas, pourtant le loup, le cerf et l'écureuil étaient bien là. C
ôte à côte, fièrement dressés devant le châtaignier qui s'était à nouveau illuminé, ils attendaient d'entendre haut et clair la voix de celle qui les guidait depuis si longtemps.

- Mes amis, vous ne m'avez pas oubliée... Je suis attaquée, pouvez-vous me protéger ? Pouvez-vous me venir en aide ?

Sans même y songer, le loup prit place à droite du châtaignier, le cerf à gauche un peu en retrait et l'écureuil prit vaillamment la position centrale, prêt à affronter tous les dangers.

Lorsque les bûcherons s’avancèrent, ils livrèrent une bataille farouche. L'écureuil bondit et mordit jusqu’au sang le premier homme armé de sa scie, le loup se jeta dans la mêlée grognant et déchiquetant le bras du second homme, tandis que le cerf chargea le troisième homme et l'empala sur ses bois. Les humains ne demandèrent pas leur reste, pas plus qu’ils ne questionnèrent l'étrange alliance animale qui s'était forgée en ces lieux face à l'immense châtaignier.

Tandis que les trois compères revenaient épuisés du combat, le châtaignier s'illumina de nouveau et la voix retentit :

- Mes amis, les Épreuves ne vous ont pas épargné : la maladie, la peur, la perte de soi, l'oubli, le deuil, la peine... Et pourtant vous êtes
, à mes côtés, un jour comme mille ans, mille ans comme un jour, vous avez eu la Force d'entendre ma voix dans les tréfonds de votre esprit. Merci d’être , merci de faire ma fierté et ma joie...

Et sans un autre mot, la lumière du châtaignier s'étendit, illumina toute la clairière, elle tourbillonna et enveloppa le loup, le cerf et l'écureuil, en un instant, elle s'infiltra à travers leur fourrure, fit briller leur peau de l'intérieur et les transforma pour toujours. Allongés sur la terre froide face à une souche de châtaignier dans la nuit noire de l'hiver, trois êtres humains se relevaient péniblement, contemplant leur corps du Quatrième Règne pour la première fois. Ennemis dans le Règne Animal, ils étaient aujourd'hui Frères, et de leur Unité dépendait la protection de la conscience qui leur avait donné la vie.


 Suratiel referme le livre et regarde les petits visages aux yeux ronds fixés sur lui :

- Vous avez aimé ?

Ils sont muets et hochent la tête silencieusement. Puis le torrent de commentaires et de questions jaillit :

- C'est Gaïa dans le châtaignier ?
- C'est l'histoire des premiers Gardiens ?
- J'adore l'écureuil ! Il est trop courageux !
- Pourquoi le loup fait des cauchemars ?
- Pourquoi le châtaignier meurt à la fin ? Il a donné toute son énergie ?
- Moi je vais dessiner le cerf, c'est l'animal préféré du Hiérodarque !

Suratiel passe de longs moments à répondre aux questions des enfants puis passe le relais à une Sœur de sa Guilde, épuisé mais heureux de ce moment passé en leur joyeuse compagnie.

Il a tant de fois parcouru ce livre de contes intitulé « Histoires de Gaïa » que les pages en sont brunes et patinées, la première page est ornée d'une belle signature en arabesques. Suratiel a un jour osé poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis son enfance à Gaïa :

- Est-ce que « Le Loup, le Cerf et l’Écureuil » est une histoire vraie ?

Elle n'avait pas répondu tout de suite, ses yeux avaient souri avant ses lèvres, puis elle avait dit lentement :

- C'est un conte Suratiel, un conte pour enfants... On dit bien que toutes les légendes sont vraies ceci dit... Il y a du vrai, bien sur, l'important n'est pas que l'histoire se soit passée ainsi, c'est la résonance qu'elle a encore aujourd'hui...

En empruntant la promenade qui le reconduit à la branche de l’Étoile qu'occupe la Guilde Jaune, Suratiel croise un Gardien Orthodol. Il le reconnaît à l'insigne discret qu'il arbore sur son manteau d'Archalchimiste, violet aux broderies dorées, donc un Hiérophante. Comme beaucoup de Gardiens, il porte les cheveux longs et les siens sont uniformément blancs. Ils s'adressent mutuellement un OM et continuent leur chemin. Suratiel se dit qu'il aimerait depuis tant d'années prêter le serment de Gardien lui aussi, il n'en a même rien dit à Elorya tant dévoiler ce secret le rendrait par trop réel, et pourtant il y aspire de tout son cœur, quelque chose en lui souffle qu'il s'est incarné pour cela...

 

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