Chapitre 24 - Simaya (écrit par Shirinn)

Il est cinq heures du matin. Comme tous les jours à la même heure, l’Hymne du Temple Tvish retentit dans le quartier du Temple dédié à la Pracandhasenamukha. En cette saison le soleil n’est pas encore levé, contrairement à Simaya qui est toujours les yeux grands ouverts sept minutes avant que l’Hymne soit entonné, marquant le début de la journée au Temple Tvish. Sept minutes exactement, jamais plus, jamais moins. Aux premières notes, elle se lève lentement de son lit mais d’un pas décidé, direction : la douche. Son uniforme bordeaux enfilé et parfaitement ajusté quelques minutes plus tard, le cap doit être mis sur le réfectoire pour un petit-déjeuner solide mais léger, si gourmande soit-elle, alors que l’agitation dans les couloirs commence à se faire entendre, elle aussi rigoureusement à l’heure. Simaya a fait le choix, comme il l’est proposé à chaque Tvish matricielle entrant au service du Temple Pyramide, d’occuper une chambre seule plutôt qu’en partager avec l’une de ses sœurs. Élevée dans une famille nombreuse avant qu’elle ne rejoigne l’Académie Martiale Rouge à onze ans, elle avait toujours quelque peu souffert de la promiscuité, du moins ce qu’elle ressentait comme telle, éprise de solitude et de calme depuis aussi loin que ses souvenirs incarnationnels pouvaient la mener. Joyeuse mais effacée et discrète, elle considère que sa vie intime doit le rester, alors chaque soir, à la fin de son service, elle savoure avec délice la solitude de sa petite chambre, modeste mais confortable, décorée sans partage à son image, sans que rien alors ne puisse manquer à son cœur.



Sa queue de cheval parfaitement ajustée, Simaya prend une inspiration profonde comme tous les matins, la main posée sur la poignée de sa porte, avant de l’ouvrir d’un geste vif pour s’engouffrer sur les voies d’accès aux parties communes, en direction du réfectoire duquel émane un alléchant parfum de petit-déjeuner dont elle n’a jamais pu déterminer le menu à l’odeur, mais qui est toujours aussi varié que de qualité. Après quelques sourires et quelques « Irsha » échangés avec ses sœurs venant d’autres couloirs adjacents, Simaya finit par rejoindre la grande salle vers laquelle convergent toutes les Tvish prenant leur service à six heures. Seul le bruit des pas et de la vaisselle qu’on entrechoque se fait entendre. Rares sont les sons de voix perceptibles, hormis les échanges absolument nécessaires entre les filles se départageant leurs tâches de la journée au sein de la même section.

S’emparant d’un plateau, Simaya s’engage d’un pas alerte dans la file des longs comptoirs du buffet, un grouillement à l’estomac, inaudible mais bien sensible, lui rappelant la faim qui commence à la tenailler. Chaque fois que cette sensation se manifeste à elle, elle ne peut s’empêcher d’envier un peu ses sœurs « transposées », lesquelles ne ressentent ni faim, ni soif, ni fatigue… ni sensation de quelque contrainte que ce soit due aux conditions de l’incarnation. Elle approche son nez plus près d’un bac empli de semoule au lait au parfum de vanille bourbon, alors que la salive lui monte à la bouche. Elle sait d’expérience qu’en n’y prenant grade, elle va se retrouver avec une ration équivalente à trois repas devant elle, et que le gaspillage est hors de question. Après s’être servie d’un peu de ladite semoule, d’un petit pain au lait, de beurre frais, d’une coupelle de fruits fraîchement coupés et enfin d’une grande tasse de thé du Yunnan parfumé à la badiane, elle se décide enfin à quitter la file pour se trouver une place. Justement, un groupe de cinq Tvish attablées regarde dans sa direction, l’une d’entre elles lui faisant amicalement signe de la main.

- Simaya ! Vient avec nous, il reste une place ici.

Simaya leur adresse l’un de ses plus beaux sourires tout en s’approchant d’elles sans hésiter. Elles ne se connaissent pas plus que ça, mais la chaleur et l’entente cordiale entre chacune d’elles toutes est l’un des plus grands réconforts pour Simaya, comme pour chacune d’entre les Tvish, soudées et unies envers et contre tout, sans jamais aucune parole ni pensée qui pourrait blesser l’une ou l’autre d’entre elles pour quelque raison que ce soit.

- Vous parliez de quoi ? leur demande-t-elle à son arrivée.
- Les Parlementaires arrivent aujourd’hui pour la session d’automne. Ça crée toujours un remue-ménage pas possible. En plus, avec la fin des fêtes équinoxiales, ça va être encore plus noir de monde d’ici quelques jours !

- C’est bien ma veine, je suis de garde toute la semaine, conclut Simaya la bouche pleine.
- Où ça ?
- Aujourd’hui et demain, sous la pyramide. Ensuite deux jours sur le Cercle de Garde. Les deux suivants sont libres, et les deux du week-end sur les terrasses nord.
- Tout en extérieur ? Ne te plains pas, moi je suis affectée à la garde de la Salle du Parlement toute la semaine. Je ne sais pas comment fait le Couple Sacré pour rester des heures assis sans bouger à les écouter parler, c’est soporifique à souhait, lui répond sa voisine de gauche, un peu plus jeune qu’elle. Elle, n’a pas encore quitté l’Académie et lui sont épisodiquement confiés des tours de garde entourée de Majores, lesquelles doivent vérifier, comme toujours dans ces cas-là, l’acuité de conscience des Devancières en des postes où ne pas finir par s’endormir tient du prodige. C’est le genre de postes qui est confié aux « dernière année » avant leur obtention du Grade de Majore.
- Bof, je l’ai fait aussi mais ça ne m’a jamais dérangée, lui répond Simaya.

Une voix retentit dans la salle.
« OM mes sœurs. Celles d’entre vous qui prennent leur service à 6 heures sont priées de se rendre sur leur lieu d’affectation immédiatement. Nous vous souhaitons une excellente journée. »
Simaya engouffre le reste de son petit-déjeuner en le faisant passer plus vite avec ce qui lui reste de thé et se lève d’un bond, son plateau en main.
- Salut les filles, bonne journée à vous, leur adresse-t-elle en guise de conclusion, un quart de pain au lait encore dans la bouche, se ruant en direction du meuble collecteur de plateaux à gauche de la sortie.
- Merci à toi aussi, lui répondent-elles toutes plus ou moins en chœur. Eh, Simaya, il y a répétition ce soir, tu t’en souviens ?
- Oui oui, je sais, à ce soir !

En effet, c’était le jour de répétition pour le « Chœur Sacré des Tvish » en lequel chacune d’elle est enrôlée de fait. Le Chœur des Tvish est une tradition à l’occasion des fêtes équinoxiales et solsticiales.
En trois minutes à peine, Simaya se trouve au sommet de l’escalier menant au « chemin de ronde intérieur », juste en contrebas de la pyramide du Temple, où l’attend une autre Tvish, une « transposée », son couguar à ses côtés.


- OM Simaya ! Bien dormi ? Sans attendre la réponse elle poursuit :
- Rien à signaler cette nuit. Je retourne sur le Pont et je reviens ce soir à l’heure prévue. Bon courage.
- Merci beaucoup.

Est nommé « le Pont » le lieu qui, sur les plans subtils, représente le point de départ et d’arrivée de toutes les Tvish qui passent directement de l’astral sur le plan physique et vice versa, à l’image d’un pont d’embarquement (ou de débarquement), d’où son nom.

Le temps de lui adresser sa réponse, Simaya se retrouve seule. Baissant les yeux en direction du sol, elle sent la présence de son propre couguar couché à ses pieds, pourtant invisible à tout regard autre que clairvoyant.
- Qu’est-ce que j’aimerais que tu sois auprès de moi en mode « solide ». On pourrait bien te transposer toi, si moi je ne le suis pas ! En tout cas, la prochaine fois, hors de question que je m’incarne. Il y a bien assez de Tvish au Royaume pour qu’une seule incarnation soit nécessaire à chacune d’entre nous.
S’interrompant un instant, elle jette son regard vers le ciel…
- Pfff, j’ai oublié de faire pipi avant de monter… Quelle guigne ! Non franchement, c’est la dernière fois ! Et toi, mon corps, tu es gentil, tu te retiens pendant deux heures c’est compris ?!
L’envie d’uriner disparaît aussitôt, comme par enchantement, même si la légère pression au niveau du bas-ventre est toujours perceptible.
- C’est bien ! Gentil corps. T’auras des graines germées en récompense ! Allez, on y va…

En direction du prochain tournant de la longue colonnade et dans le sens horaire, toujours, Simaya entreprend donc de longer la base de la pyramide, juchée à cette position à quelques 120 mètres du sol, le regard scrutateur fixé en contrebas, sur sa gauche, à l’affût de chaque détail qui pourrait être suspect par rapport à la véritable cartographie du paysage qu’elle a en tête, comme de tout mouvement constaté, devant être passé à l’analyse de son esprit. Elle apprécie énormément ces moments où elle se retrouve seule avec elle-même, là où n’importe quelle personne lambda les trouverait ennuyeux. Tout est prétexte à aiguiser davantage encore ses sens qu’ils le sont déjà. Elle sait pertinemment que c’est le seul et unique jour où sa concentration sera relâchée, qu’il arrivera quelque chose qu’elle ne devrait jamais laisser passer. Elle a donc toujours à cœur de faire en sorte que ce jour-là n’arrive pas… « aujourd’hui ».



Elle sait, elle a présent à l’esprit, plus fort que tout, que la conscience est la clef de cet Âge de Diamant. Cette conscience est le moteur-même de son rôle assurant son poste de garde, à l’instant-même, dans cet écrin de la conscience qu’est l’instant présent. Son cœur de Tvish au Royaume de Terremère, bat alors plus fort, plus juste, en parfaite résonance avec le cœur de Gaïa, le cœur de l’Iladilyas-Mouattib, le cœur de l’Adishaloriss, sa sœur et sa Reine, avec le Cœur du Tout. Sa conscience alors aiguisée, sans plus aucune pensée, elle scrute. Elle passe au crible chaque détail visuel, chaque son, chaque mouvement perçu, chaque pensée captée, chaque soubresaut de conscience qui lui parvient, le rythme de la respiration infiniment lente de la pyramide qui la surplombe, comme si elle percevait l’inspire et l’expire de l’ensemble du Vivant, harmonieusement étagé en la forme de la « Pyramide Évolutive des Règnes de la Nature » dont la pyramide de verre du Temple est le symbole actif. Elle sent sous ses pieds la vie de ce Temple de l’Unité qui soude à présent les Êtres Humains de cette planète, sans pareille à nulle autre, toutes les Provinces, tous les peuples, tous les Animaux, les Végétaux, les Minéraux, dans un harmonieux ensemble de consciences intriquées et interdépendantes, dont le Temple Pyramide est à la fois le facteur de mise en résonance et le résultat parfait. Comment pourrait-on s’ennuyer ici, ou ailleurs, sur ces chemins de ronde où exercer une vigilance de tous les instants afin de garantir la paix et la sérénité pour tous face à la menace qui un jour reviendra, serait-ce dans cent millions d’années, alors qu’il y a tant à ressentir. Simaya, à cet instant, se sent tellement, infiniment, parfaitement… Tvish, en connexion avec toutes ses sœurs, ses milliards et ses milliards de milliards de sœurs dispersées dans l’ensemble du Créé, toutes faisant indivisiblement UNE, alors que chacune se sent si profondément être toutes les autres, individuellement et collectivement. Rien ne pourrait être plus parfait que cet instant-là, à l’instar de tous les autres, vécus dans le même état de conscience.




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