Chapitre 21 - Tara

Si la Pracandhasenamukha savait tout ce que les petites Tvish font de leur temps libre, elles chargeraient davantage leur emploi du temps... Ou alors, c'est une manière de les mettre à l'épreuve... Tara s'interroge tandis qu'elle avance telle une funambule sur les poutres étroites perchées à 15 mètres de hauteur sous les toits des quartiers de haute sécurité abritant les locaux des soins aux créatures magiques de la Guilde Jaune. Chaque espace a été aménagé en fonction de l'animal qui peut y trouver refuge et reproduit au plus près son habitat naturel.

Tara, flanquée de Sila, se trouve actuellement en haut de la salle de soins des griffons ou l'un d'entre eux est actuellement hébergé pour cause de blessure à l'aile. La pièce est boisée d'arbres naturels et reproduit à s'y méprendre une forêt miniature. Les deux Tvishons se sont mis en tête d'approcher le griffon, mais au lieu d'en demander la permission officielle, elles ont préféré jouer les acrobates et passer, une fois de plus, par les toits...

Un bruit de voix s'amplifiant progressivement conduit les deux fillettes à se cacher dans un recoin peu éclairé des poutres, contre l'un des murs de la salle. Entrent deux Archalchimistes dont un Guilde Jaune que Tara connaît de vue, et Gaïa, reconnaissable entre mille cent onze pour Tara avec ses longs cheveux striés de mèches blanches et son manteau vert émeraude aux broderies dorées symbolisant des rayons de Suria. Tara et Sila, presque invisibles, tendent l'oreille tout en espérant apercevoir le griffon.

- Comment approche-t-on un griffon ? questionne une rousse bouclée légèrement trop enthousiaste.
- C'est un peu comme avec Myalina et Talyna, il faut être silencieux, doux et patient, lui répond le Guilde Jaune en lui souriant avec tendresse.
- Sinon, on peut l'appeler, ajoute Gaïa avec un sourire malicieux.

Elle s’assoit à même le sol à l'orée de la forêt miniature, fait signe aux Archalchimistes d'un mouvement vertical de la main de s’asseoir près d'elle également, elle ferme les yeux et - Tara sent le flux d'énergie - elle se connecte à l'esprit du griffon qui s'abrite en ces lieux en attendant sa pleine guérison. Pendant un moment rien ne se passe, les Archalchimistes sont concentrés, personne n'ose expirer ou cligner des yeux. Au bout d'un moment, tandis que même Tara, à 15 mètres au dessus du sol, ne respire plus, un bruissement de branchages et de feuilles se fait entendre. Phémaro espionne les intrus depuis un épais buisson, il semble scanner les humains qui lui font face d'un regard perçant. Gaïa tend la main dans sa direction en un geste extrêmement lent et doux tout en fredonnant une mélopée composée de mots Sémérith et Phémaro sort la tête du buisson en avançant d'un pas. L'Archalchimiste aux cheveux roux semble retenir son souffle, les yeux fixés sur le griffon d'une trentaine de centimètres qui émerge de sa forêt miniature tandis que le Guilde Jaune sort de son sac un peu de nourriture pour Phémaro. Il en dépose dans la main de Gaïa, la plus proche du griffon. Phémaro avance à pas très lents, une patte après l'autre, l'une de ses ailes repliée en un angle anormal, sans quitter des yeux les trois silhouettes qui lui font face. Arrivé à une cinquantaine de centimètres de Gaïa, il s'immobilise et ses yeux se posent alors sur la jeune femme rousse. Le Guilde Jaune lui dit :
- Elorya, maîtrise tes émotions, il est inquiet.
L'Archalchimiste rougit et se recentre en ralentissant sa respiration et en prononçant quelques mantras rapides.
Gaïa chantonne le nom du griffon pour attirer sur elle son attention tandis qu'Elorya apaise ses énergies. Phémaro tourne à nouveau la tête vers elle et tend le bec pour attraper le morceau de viande qu'elle lui présente. Gaïa se tourne vers l'Archalchimiste brun et lui dit :
- A ton tour Suratiel !
Il tend un lambeau de viande crue en direction du griffon qui le regarde, inspecte sa main, s'approche d'un pas en attrape la viande. Suratiel sourit joyeusement tout en restant centré et extrêmement maître de lui-même. Il tend un morceau de viande à Elorya et lui recommande :
- Essaie, garde la main bien stable, laisse-le venir vers toi.
Elorya se saisit du bout de viande et tend la main en direction de Phémaro avec douceur. Le griffon inspecte la main tendue d'Elorya, regarde Suratiel qui sourit, puis Gaïa qui lui fait un signe de tête encourageant, il fait un pas en direction d'Elorya mais une lourde mèche de boucles rousses se détache du chignon de la jeune femme et vient se balancer devant son visage, Phémaro s'immobilise. Personne ne bouge, même Tara et Sila perchées sur leur poutre sont tétanisées par le spectacle. Enfin, après un moment qui semble à tous interminable, le griffon fait un pas de plus en direction de la main tendue d'Elorya, étire son cou au maximum de ses possibilités, chipe le morceau de viande du bout du bec et recule de plusieurs pas en arrière. Elorya semble à la fois enchantée et un peu triste, Suratiel lui assure que c'est déjà une sacrée prouesse.

C'est à ce moment-là qu'un morceau de bois de la poutre contre laquelle Tara appuie la main gauche craque et se détache, Tara retient un cri de surprise, la chute du morceau de bois, inaudible pour des oreilles humains normales, alerte pourtant le griffon qui se retourne et fixe de ses yeux perçants la cachette des deux fillettes. Tara et Sila envoient des images mentales rassurantes au griffon tandis que Gaïa attire à nouveau l'attention de Phémaro pour le tranquilliser, non sans avoir sondé la direction dans laquelle le griffon regardait et effectué un clin d’œil discret. Tara reste bouche bée : comment peut-elle savoir qu'elles sont là, tapies dans l'obscurité ?

Rasséréné et repu, Phémaro s'est couché en sphinx aux pieds de Gaïa qui prend délicatement son aile blessée dans ses mains tout en demandant son assistance à Suratiel :
- Regarde, c'est là... On va mettre l'énergie à sa disposition et il va faire le travail.
Leurs quatre mains entourant l'aile endommagée de Phémaro, Gaïa et Suratiel rassemblent l'énergie qu'ils mettent à disposition du griffon afin d'accélérer sa guérison, celui-ci ferme les yeux et pose la tête sur ses pattes tandis que les Archalchimistes travaillent, leurs mains brûlent et rougissent de l'énergie qu'ils déversent tandis que Phémaro la métabolise et la redirige. Au bout de plusieurs minutes, sentant que c'est assez, Gaïa s'interrompt et Suratiel fait de même. Phémaro semble électrisé, il se redresse, s'ébroue, commence à déployer ses ailes.
- Doucement Phémaro, doucement, lui enjoint Gaïa d'une voix apaisante.

Mais le jeune griffon se sent régénéré, prend son élan, court, accélère sur le sentier qui traverse la petite forêt de la salle de soins et prend son envol. La lumière qui reproduit celle du soleil ainsi que les cycles jour/nuit éclaire son vol et fait étinceler ses plumes d'éclats dorés. Tara et Sila le voient s'élever et se rapprocher d'elles sous le plafond, Phémaro les fixe de son œil perçant et les frôle du bout de son aile valide en poussant un cri rauque et bref, mi-salutation, mi-moquerie face aux deux acrobates qui bien que funambules ne savent pourtant pas voler. Il redescend en larges cercles et se pose finalement à un mètre de Gaïa et des Archalchimistes. Elorya questionne :
- Il est complètement remis ?
- Non pas encore, lui répond Suratiel, il doit rester encore quelques jours ici en observation, le temps qu'on s'assure qu'il vole normalement.
Gaïa hoche la tête :
- Nous avons bien travaillé !
Elle se penche pour ramasser une plume de Phémaro, dégradé de couleurs brunes et mordorées, et la tend à Elorya :
- En souvenir de votre première rencontre avec un griffon !
Toute émue, Elorya remercie Gaïa pour la plume et la visite, se doutant que les choses auraient été bien plus délicates sans sa présence harmonisante. Gaïa reprend :
- De rien, je crois qu'il n'y a pas que vous qui avez apprécié cette rencontre.

Et son regard se perd dans les hauteurs de la pièce, du côté des poutres, accompagné d'un petit sourire.
Tandis qu'ils tournent les talons pour quitter les lieux, Tara et Sila restent ébahies, il leur faut plusieurs minutes pour se regarder l'une l'autre et s'exprimer :
- Ouaaahhh ! souffle Sila.
- Magnifique ! renchérit Tara.
- Tu crois qu'un jour il y aura de grands griffons et qu'on pourra voler sur leur dos ? questionne la Pracandhanari.
- Les couguars ne te suffisent pas ? répond Sila du tac au tac.
- Ce n'est pas pareil...
Elles guettent un dernier éclat doré des plumes de Phémaro mais le griffon s’est replié dans un recoin obscur et abrité de son domaine de fortune en attendant de retrouver les forêts Passovaliennes et les petites Tvish se faufilent sur la pointe des pieds le long des poutres pour regagner la lucarne leur permettant de sortir des quartiers de soin de la Guilde Jaune et regagner le Temple Tvish, inaperçues.