Chapitre 20 - Sebastian

La porte de la serre aux papillons sitôt refermée, Sebastian sent son estomac grommeler et se rappeler à son bon souvenir. Il prend une gorgée d'élixir de Kargasok pour lui couper l'appétit, le temps d'aller s'attabler devant un déjeuner savoureux au restaurant du Temple. Il pense avec nostalgie au porridge de son enfance. D'origine Écossaise, il a grandi juste avant l'Apolytocratie et a connu l'Ancien Monde, son père était alcoolique et violent, sa mère était timide et effacée. Le plus jeune de la fratrie, Sebastian avait commencé très tôt a s'imposer, a affronter ses frères plus grands et costauds que lui, a prendre la défense de sa mère, même lorsque cela devait lui valoir les coups qu'elle aurait pris s'il ne s'était pas interposé. Il n'avait jamais compris pourquoi ses frères n'avaient pas eu à cœur l'action juste, pourquoi ils avaient laissé faire, pensant d'abord à leur sécurité avant de considérer celle de leur mère. C'est du passé et il ne laisse en rien son vécu le définir, pourtant il y repense parfois, comme ce matin de Shadatinn ou l'odeur des flocons d'avoine cuits dans le lait lui vient aux narines de nulle part ailleurs que de son souvenir. Il a fait le tour du monde, pourtant rien ne lui apporte le sentiment de réconfort incomparable d’un bol de porridge.



Sur ces pensées douces-amères il se dirige vers le restaurant du Temple, encore relativement vide à cette heure, il est juste 11h30, et il scanne du regard les silhouettes présentes, dans l'espoir de trouver Ollie, Caoimhín ou quelqu'un d'autre avec qui partager ce repas, bien que la solitude ne le dérange pas. Si ses meilleurs amis ne sont nulle part en vue, il repère la silhouette svelte et bleue de Loreline, assise face à la baie vitrée et donc dos à lui actuellement. Il hésite, comment cette petite Sœur torturée et complexe va-t-elle l'accueillir s'il vient à nouveau bouleverser son champ de réalité ? Ils ne se sont pas revus depuis le Temple de l'Eau et son débordement émotionnel si longtemps réprimé. Sebastian sait d'expérience qu'il est délicat d’être la pour quelqu'un, de jouer le catalyseur, et qu'on en récolte bien souvent davantage de charges cinglantes en retour que de gratitude. Sans attendre la seconde, Sebastian n'a pas envie d'essuyer les premières. Les gens n'aiment guère qu'on lise en eux, encore moins qu'on les cerne mieux qu'ils ne le font eux-mêmes, et encore beaucoup moins qu'on soit en mesure de leur apporter ce dont ils ont le plus besoin parce que cela les met face à eux-mêmes et au chemin qu'il leur reste à parcourir.

Sebastian, d'ordinaire si sur de lui, hésite. Puis il repense à ce que Gaïa lui a dit quelques jours plus tôt : « L'Absolu ne s'impose en rien, tu dois laisser venir à toi, même si tu en souffres, si tu vois l'autre dans l'erreur. Tu peux toujours apaiser suffisamment un animal blessé pour lui venir en aide, mais un humain... Un humain préférera parfois te mordre jusqu'au sang plutôt qu'accepter ton Amour-Force. Tu ne peux le lui imposer, alors, tu te détournes dans la paix de l'esprit. » Le contexte est différent mais les mots lui reviennent alors à l'esprit tandis qu'il contemple les longs cheveux châtains de Loreline et sa veste à carreaux bleus posée sur le dossier de la chaise.

Il soupire et choisit une table, quelques mètres plus loin que celle de Loreline mais dans sa vision périphérique, lui permettant ainsi, si jamais elle le souhaite, de l'apercevoir et d'interagir, ou non, avec lui. Que cette humanité est compliquée ! Sebastian s'assoit dos à la vitre afin de pouvoir observer la vie qui fourmille tout autour. A son insu comme à celui de Loreline, leur choix d'assise révèle beaucoup sur leurs personnalités : lui ouvert et observateur, tourné vers le monde. Elle, coupée de possibles interactions, dos au monde et face à la vitre ou elle peut projeter ses aspirations tout en restant coupée du réel.

Loreline capte du mouvement à la périphérie de son champ de vision et ses yeux se posent alors sur les cheveux blonds et le profil apollinien de celui qu'elle a soigneusement tout fait pour éviter depuis deux jours... Elle repense à ce que lui a dit son Coopteur la veille : « Vous ne le connaissez même pas, vous aimez une image de lui... » et s'il était temps de passer un cran plus haut ? Et si au lieu de rêver de qui était Sebastian elle apprenait à savoir qui il est vraiment. Après tout, peut-être fait-elle fausse route depuis le début, peut-être est-il hypocrite, faux, égoïste et qu'il laisse traîner des chaussettes sales partout... Dans le pire des cas elle sera fixée et passera à autre chose et dans le meilleur des cas elle lui donnera la chance d’être lui-même et non une projection. Dans un élan de courage insoupçonné, mettant une certaine fierté dans le fond de sa poche, elle se lève et s'approche à pas silencieux de la table ou, magie du Plan à l’œuvre, Sebastian est assis seul !

- OM Sebastian, dit-elle en le regardant droit dans les yeux.
- OM Loreline, lui répond-il avec simplicité et le même sourire désarmant qui creuse des fossettes dans ses joues.
- Puis-je m’asseoir ou attendez-vous des amis ?
- L'amie que j'attendais vient juste d’arriver, lui dit-il avec une douceur et une bienveillance qui pourtant rebondissent sur la carapace de Loreline qui se retourne en direction de la double porte vitrée du restaurant, s’attendant à voir entrer les flamboyants Ollie et Caoimhín ou autres membres de la Guilde Secrète des Adorateurs de Sebastian... Ne voyant personne, elle se force à sourire et dit :
- Ah ! Moi... Merci ! et elle s'assoit maladroitement sur le bord de la chaise qui fait face à Sebastian.
S'ensuit un silence, confortable pour Sebastian qui la regarde, mais tendu pour Loreline qui ne sait d'un coup absolument plus quoi dire. Sentant son malaise général et devinant l’effort colossal qu'il lui a fallu pour venir jusqu'à lui, Sebastian rompt le silence :
- J'ai une envie de porridge depuis ce matin, petit souvenir d'enfance ! Comme ce n'est pas encore le coup de feu j'ai demandé si les cuisines pouvaient m'en préparer un bol géant !
Comme un enfant qui aurait accompli un forfait, il rit de la perspective tandis qu'une responsable des cuisines l'appelle depuis le comptoir, Sebastian se lève prestement et revient à table, les mains entourant un bol de la taille d'un saladier familial, fumant et embaumant l'air d'effluves de cannelle, de pommes et de noix.
Alors qu'il s’apprête à plonger sa cuillère à soupe dans la préparation, Sebastian suspend le vol de l'ustensile et jette un regard à Loreline :
- Vous en voulez ?
Elle ne peut s’empêcher de rire en voyant en lui le petit garçon blond et bouclé, gourmand et charmeur qu'il devait être à 7 ou 8 ans, assis à la table en bois de la maison familiale, plongeant avec délectation sa cuillère dans son bol de porridge et se brûlant la bouche au passage sous les reproches de sa mère. Loreline est saisie devant la précision de l'image qui lui vient... Est-ce son imagination ou vient-elle de capter une scène vécue par Sebastian dans son enfance ?
- Non, non, merci ! lui répond-elle à la hâte, je n'apprécie pas les textures de ce genre.
- Vous ne savez pas ce que vous ratez ! soupire Sebastian, quand même soulagé d'avoir son immense saladier de porridge pour lui tout seul. Tandis qu'il plonge assidûment sa cuillère à soupe dans son étrange déjeuner, Loreline le questionne :
- Vous avez grandi en Écosse c'est cela ?
Le visage de Sebastian s'obscurcit imperceptiblement.
- Oui, répond-il entre deux cuillères de porridge, je suis né sur l’Île de Skye.
- Oh, j'ai vu des photos, c'est magnifique !
Il hoche la tête en avalant une nouvelle cuillère de porridge fumant :
- Oui, c'est beau, le Merveilleux et le Petit Peuple y sont rois ! A cinq ans, je jouais avec les Nains, ma famille me prenait pour un fou !
- Il paraît que vous avez fait le tour du monde ?
- C'est un peu exagéré, j'ai voyagé en Amérique, en Afrique et un peu en Asie, je ne savais pas que je ne faisais que me chercher moi-même...
- Et c'est ici que vous vous êtes trouvé ?

La conversation entre eux est fluide, dépourvue d'émotions fortes, d'attentes et de mise en scène, pour une fois ils ne sont pas face à un miroir mais bien l'un en face de l'autre, sans filtres.

Sebastian prend le temps d'engloutir deux nouvelles cuillérées de porridge et répond :
- Oui, on peut dire ça. Il y avait beaucoup de choses inexpliquées dans ma vie, je ne comprenais pas ce que je vivais depuis l'enfance, ma capacité à regarder le soleil en face pendant des temps anormalement longs, la raison pour laquelle les minéraux, les plantes et les animaux me parlaient, pourquoi je ne me sentais pas à ma place, pourquoi rien n'était jamais facile pour moi... C'est Gaïa qui m'a aidé à comprendre, à donner du sens à tout cela, elle m'a permis de découvrir qui je suis vraiment et pour cela, elle a ma gratitude infinie ! C'est ma Cooptrice, ajoute-t-il avec un sourire éblouissant.
Les gens pouvaient bien jalouser Loreline d’être la Cooptée du Maître de la Guilde Verte, il était celui de Gaïa ! Elle s’apprête à lui demander qui il est vraiment lorsque fondent sur leur table Ollie, Caoimhín, Ciara et Avira. Malgré ses efforts, Loreline se referme, elle gère mal le chaos des groupes exubérants. Tandis que les nouveaux arrivés s'attablent, elle fait un signe de tête à Sebastian et lui dit :
- Je dois y aller, Épreuve du Bâtisseur... Merci. Bonne journée !
- Merci à vous Loreline... Bonne journée, à bientôt !
Oublieux du babillage et du mouvement qui l'entourent, Sebastian reste calme et immobile et la fixe du regard tandis qu'elle s'éloigne vers la porte vitrée pour rejoindre le parvis du Temple.




L'un comme l'autre réalise que c'est la première vraie discussion qu'ils ont ensemble, c'était bref, les mots échangés en eux-mêmes n'avaient rien d'extraordinaire, mais en énergie... c'est autre chose ! Sebastian s'est suffisamment senti en confiance pour livrer des bribes de son histoire dont il n'aime généralement pas parler. Loreline a laissé de coté toute la suractivité mentale et émotionnelle qui l’empêche habituellement de parler à Sebastian avec naturel.

Sebastian pense aux fleurs et aux plantes qu'il fait pousser dans les serres, il y a son travail, l'Amour-Force qu'il y met, l'arrosage, la qualité de la terre, mais au-delà de cela, il faut remettre le destin de chaque chose entre les mains du Plan, on ne peut jamais savoir si une fleur poussera mieux qu'une autre, si une personne croise notre chemin pour un jour, un mois, un an ou le reste de notre vie... Tout n'est que trames tissées et intriquées, une logique infiniment supérieure et évolutive veillant au grain et la seule opportunité qu'on a c'est de s'en remettre à la danse de la Vie dans le plus grand détachement possible, avec humour, mais en aspirant toujours sincèrement à ce qu'on souhaite et en déployant l'effort nécessaire. Créer les circonstances de ce qu'on veut obtenir est un travail d'orfèvre, non, d'Archalchimiste !

Loreline se dit que l'Amour-Force est indissociable de la notion de Liberté. Elle ne s'est jamais sentie si proche de Sebastian qu'en cet instant ou elle a lâché tous ses espoirs et toutes ses attentes, tous ses soupçons, ses doutes et ses peurs, elle a entièrement fait table rase de ce qu'elle sait ou suppose, et elle a véritablement rencontré Sebastian dans ce moment. L'Amour-Force ne grandit pas que dans la présence mais aussi dans la distance, pas que dans la parole mais aussi dans le silence, pas que dans ce qui se déroule au physique mais aussi dans ce qui se construit au subtil et qui parfois est bien différent de ce que les apparences laissent soupçonner.

Tandis que Sebastian termine son saladier de porridge sans en remarquer la saveur et qu'Ollie essaie d'attirer l'attention de Ciara en racontant des blagues qui ne semblent faire rire que lui, il réalise que Loreline a laissé son foulard sur le dossier de la chaise ou elle a déjeuné, avant de le rejoindre. C'est un joli foulard bleu roi aux arabesques orientales. Sebastian le prend et le plie soigneusement avant de le glisser dans sa poche. Acte manqué ? Signe du Plan ? Son expérience de vie l'a rendu assez docile pour savoir que ce que la Vie veut, il n'est pas en mesure de s'y opposer et ne peut qu'accueillir ce qui se présente à lui avec souplesse, seul moyen d'éviter d'y laisser des plumes.



Commentaires

  1. Bonjour Servitia-Kann,

    ..."Créer les circonstances de ce qu'on veut obtenir est un travail d'orfèvre, non, d'Archalchimiste !"...
    Tout ceci est bien vrai! La vie est faite ainsi.

    Bien à vous.

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  2. "L'Amour-Force ne grandit pas que dans la présence mais aussi dans la distance, pas que dans la parole mais aussi dans le silence, pas que dans ce qui se déroule dans le physique mais aussi dans ce qui se construit au subtil..."
    Cette phrase est essentielle, non seulement vous nous permettez de nous imprégner du nouveau paradigme et de le conscientiser mais je me rend compte au fil des chapitres et des mots que des connections se font, tout se relie et prend un nouveau sens, la compréhension s’affûte. Je vous lis avant de dormir et c'est exactement cette phrase qui devait conclure ma journée. Merci de tout cœur.
    Géraldine

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    1. Vous mettez le doigt sur un élément fondamental, effectivement, tout est connecté dans cette histoire, tous ces destins se croisent, chacun influence les autres, la résonance est forte parce que tout est vécu en profondeur. Merci de ce retour réjouissant et particulièrement encourageant Géraldine ! Vous êtes très intuitive :-)

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