Chapitre 18 - Victor

Les premiers jours d'une nouvelle situation de vie sont toujours déroutants, étranges et accompagnés d'une acuité de conscience particulière. D'ailleurs lorsqu'on se souvient de ses années d'école ou de son premier emploi, on revoit bien souvent le premier jour, c'est celui qui marque le plus car tout est nouveau, tous les sens sont submergés par les nouvelles informations a traiter et la conscience est ancrée dans l'instant présent. Lorsqu'on fait la même activité tous les jours, tristement, on perd de cette capacité d'ancrage car l'esprit glisse dans le réflexe et l'habitude. C'est ainsi qu'on perd de vue le merveilleux de l'existence. Mais c'est quelque chose que Victor refuse farouchement. Au Temple, chaque jour est unique et ce matin est tout particulier puisque c'est le premier jour de ses nouvelles fonctions aux terrasses qui bordent le Temple Tvish et les tours adjacentes.



Victor réalise qu'il connaît bien peu ce secteur. Respectueux des lois et d'une droiture extrême, il estime qu'il est la pour faire son travail, il ne s'aventure pas la ou il n'est pas sensé aller, même si personne n'interdit strictement l’accès aux terrasses, du moins la plus inférieure, il ne lui est jamais venu a l'idée d'explorer le Temple, ni a l'extérieur, ni encore moins a l'intérieur. Pour cela, son imagination lui suffit.


Il prend donc ses fonctions face aux vitraux verticaux et étroits qui bordent la terrasse inférieure. A sa gauche, une petite tour, véritable bijou d'architecture, abrite un des locaux réservés a l'usage exclusif des Tvish mais, discret, Victor ne tente même pas de jeter un regard par les fenêtres et commence son travail de nettoyage. Perché sur sa nacelle a quatorze mètres du sol, Victor se réjouit de ne pas avoir le vertige tandis qu'il s'attelle a la partie supérieure du vitrail puisque, comme chacun sait, il est préférable de nettoyer une vitre en commençant par le haut, gravité oblige.




Avec la tête juste au niveau de la surface de la terrasse supérieure qui n'est pas bordée par une rambarde de sécurité, comme c'est le cas quasiment partout au Temple, laissant chacun maître de son destin et de son sens de l'équilibre, Victor écarquille les yeux de surprise lorsqu’il se retrouve face a une paire de jambes habillées d'un pantalon blanc, il redresse la tête en une contre-plongée comique pour voir a qui appartiennent lesdites jambes et observe un méditant assis sur le banc qui longe la terrasse, les mains entrelacées sur les genoux, le crane rasé et les yeux fermés. La sagesse et le professionnalisme voudraient que Victor détourne le regard et continue son travail sans plus se soucier de l'Archalchimiste en méditation, sans compter que le bruit de la nacelle et de la raclette a vitre pourrait le déranger, mais Victor est tétanisé, il n'a jamais vu un méditant d'aussi près et l'énergie de sérénité et de présence qui se dégage de l'homme en prière est telle qu'il se sent comme aimanté.


Soudain, le méditant ouvre les yeux, comme si les pensées agitées de Victor l'avaient tiré de son œuvre intérieure et celui-ci fixe Victor dont la tête est au niveau de ses pieds.


- Bonjour, lui adresse-t-il avec un sourire.

- B... Bonjour Monsieur ! balbutie Victor, encore plus interloqué que si l'homme avait été fâché ou s'était éloigné sans un mot, dérangé par sa présence.

Les yeux bleus intenses du méditant ne quittent pas ceux de Victor.

- Vous êtes nouveau ici ?

- Oui... Non... Je faisais les vitraux en bas avant. Je commence ce secteur aujourd'hui.

- Et bien ce ne sont que des bonnes nouvelles ! répond l'homme avec un sourire.


Victor se demande bien en quoi faire les vitres des terrasses peut avoir quoi que ce soit de si réjouissant pour cet homme. Mal a l'aise de cet échange particulièrement étrange, il reprend :

- Je suis vraiment désolée de vous avoir dérangé Monsieur ! Le bruit, la nacelle... Navré, vraiment !

- Ce n'est pas grave, répond l'homme, calme et équanime, ça m'a permis de faire votre connaissance, ajoute-t-il avec un sourire bienveillant, comme si Victor était la personne la plus importante du monde. Vous travaillez au Temple-Pyramide depuis longtemps ?

- Ça va faire 8 ans Monsieur.

- Et vous faites les vitres ?

- Oui, c'est cela.

- Pourquoi ?

La question désarçonne profondément Victor, il se revoit lors de son entretien d'embauche avec Carole et la Tvish, lorsque la Tvish lui avait demandé ce qu'il préférait faire et tout en lui le pousse a fuir l'échange bizarre avec ce méditant étrange mais une force inexplicable le cloue sur place et il s'entend répondre :

- Parce que lorsque je nettoie les vitres, mon esprit invente des histoires, je réfléchis, je m'interroge, j'imagine ce qui se déroule derrière les vitres du Palais, je l'ai vu se construire vous savez ! J'habitais au village juste en contrebas quand les travaux ont commencé ! J'ai toujours souhaité être ici. J'aime les gens qui vivent ici, qui viennent du monde entier, les vêtements chamarrés, la bonne humeur, tout le monde est gentil, j'ai découvert des plantes que je n'avais jamais vu avant, même pas dans les livres ! Je ne voudrais travailler nulle part ailleurs, Monsieur, je me sens vraiment chez moi au Palais de Paraval !

Aussi prolixe qu'ait été sa réponse, Victor regagne le silence instantanément en se demandant quelle mouche l'a piquée, lui qui prononce rarement plus d'une dizaine de mots a la fois ! Quelle est donc la magie que pratique son interlocuteur pour le pousser a autant s'exprimer ?

Ce dernier hoche la tête comme s'il approuvait les raisons présidant au choix de vie de Victor, se penche en avant pour combler la distance entre lui et le laveur de carreaux dévoué et lui dit :

- Je vous remercie Victor, même en ces lieux je trouve votre sincérité rafraîchissante et a certains égards vos raisons sont meilleures que celles de certains qui vivent pourtant dans ces murs depuis aussi longtemps que vous en lavez les vitres. N’oubliez pas que le nettoyage est le premier travail de l'Absolu ! Bonne journée mon ami.

Et sur ces mots, le méditant se lève de son banc, salue Victor d'un mudra du OM et s'éloigne. Victor sort de son étonnement pour lancer a mi-voix, sans certitude d’être entendu :

- Merci a vous Monsieur, bonne journée !

Victor ignore pourquoi, mais il sait qu'il se souviendra longtemps de son premier jour de nettoyage des vitraux des terrasses et pas simplement parce que c'était le premier jour de ses nouvelles fonctions... Il lui faut plusieurs minutes pour se recentrer et se concentrer a nouveau sur son occupation. Il reprend sa raclette et fait face au verre brillant, son reflet dans le vitrail lui semble changé. C'est a cet instant qu'il réalise, sous le choc, que l'homme l'a appelé par son prénom alors qu'a aucun moment il ne s'est présenté...



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