Chapitre 17 - L'Ermite

On lui avait toujours dit que l'important ce n'est pas la destination mais le voyage et pourtant, on ne se rend pas au Temple-Pyramide avec la même désinvolture qu'on va admirer les paons-phénix au parc naturel ou qu'on prépare une fournée de Shalioshas pour Enadrish ! C'est avant tout une préparation intérieure, bien davantage qu'une promenade au sein de Mère Nature. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il a privilégié la marche alors qu'il aurait pu prendre un transport quelconque. Et, accessoirement, c'est un moyen de reculer l'inévitable, reconnaît-il en son for intérieur avec lucidité. Le voyage qui lui aurait pris 8h en voiture lui prendra, d’après son estimation, onze jours a pied. Onze, tout un symbole... Ce sera l'occasion de faire le point, de sentir la résonance de cet appel intérieur qui pousse en lui jusqu'à se cristalliser, après trois ans, en un retour au bercail... Combien de temps avait-il passé au Temple avant son exil ? Un an ? Pas beaucoup plus. La patience infinie du Hiérodarque a ses limites et il en avait largement abusé...

Avançant vaillamment d'un bon pas révélant le marcheur chevronné, il ne peut s’empêcher de redouter la manière dont il sera accueilli, si tant est qu'il le soit ! Comment pourra-t-il prouver qu'il n'est plus le même homme ? Comment saura-t-il faire amende honorable ? Il est bien difficile de faire changer le regard qu'autrui pose sur nous lorsqu'on a démérité... Il connaît la bienveillance de ses Frères et Sœurs sur la voie mais le miroir qu'offrent les autres de qui l'on est ou de qui on a pu être reste parfois douloureux. Revoir des visages qu'il a connu « avant », guetter dans leurs yeux la plus infime marque de réprobation... Non, il secoue la tête en marchant, il ne peut pas se laisser aller a une telle dépréciation de lui-même, ni comparer qui il a été avec qui il est devenu. Si autrui fait l'effort de toujours remettre les compteurs a zéro, d'accepter de voir chacun sous un jour nouveau sans tenir compte des contentieux du passé alors son premier devoir se doit d'observer cette règle face a lui-même. Le passé est le passé. Seul compte le grand Maintenant de l'Absolu et ce qu'il choisit d'en faire.

Il est aisé de manifester Droiture et Noblesse isolé dans sa cabane, face aux montagnes qui ne le jugent pas. Il est bien plus délicat de manifester ces mêmes valeurs lorsqu'on se confronte au monde et que l'altérité nous renvoie a ce qu'on ne veut pas voir. Face aux Frères et Sœurs, face au Couple Sacré, on est nu, on est soi, plus d'illusions, plus de mensonges, plus d'intentions cachées. Il y avait eu des sanctions terribles formulées dans les premiers Temps d'Age de Diamant a l'égard d’âmes ayant commis les plus graves trahisons, certains avaient été bannis du Royaume de Terremère-Gaïa, même des natifs de la planète, certains avaient été condamnés a s'incarner en Age Sombre pour élever ces mondes vers l'Age de Diamant puis recommencer tout le travail dans un autre monde en Age Sombre, jusqu'à atteindre leur Réintégration... Une perspective qui fait entrevoir une Épreuve du Bâtisseur comme le démoulage d'un château de sable.

L'ermite se dit que de tout ce qu'il a vécu ce n'est pas sa chute, pas l'exil, pas les trois années en haute montagne qui ont été le plus difficile, c'est aujourd'hui : retourner au point de départ, un cran plus haut. Revenir la ou tout a commencé et pris fin, la ou nul regard ne le jugera plus durement que le sien, ce même regard qu'il peine encore tant a croiser dans le miroir. Nul ne l'ayant vécu peut véritablement ressentir l'extreme difficulté que représente le simple fait de se présenter face a ceux qui vous connaissent mieux que vous-même mais qui vous accueillent avec le Pardon quand se pardonner a soi-même reste toujours le plus difficile... Nul ne sait a quel point chaque pas qui vous rapproche du lieu ou vous savez que vous devrez faire face a l'inéluctable vous brûle le pied comme des braises incandescentes. C'est pourtant ce que l'ermite vit en cet instant, chaque pas, chaque kilomètre, chaque journée de marche des onze qui le séparent du Temple-Pyramide, il en sent la morsure dans ses plantes de pied, non pas celle de la route, mais celle du tourbillon d'émotions qui l'étreint : culpabilité, honte, remord, crainte.

Il sort un aka'nn en perles de bois de sa poche, son aka'nn de marche, léger et résistant, et il entame une ascèse de OM KHAM AH HUM ALALA OH, son mantra-refuge, il en compte des millions de répétitions. Certains jours, assis dans le fauteuil a bascule sur le porche de sa maison des bois, face aux sublimes montagnes enneigées, il en a fait jusqu'à 200 tours et l'ampoule de son index droit a, après ces trois années, fait place a un cal rugueux ou l'aka'nn vient se poser avec naturel, sans même qu'il ait a porter son attention dessus. Les mantras l'ont sauvé. Il transporte précieusement dans son sac de voyage le carnet vert bouteille qu'il s'était acheté juste après son départ du Temple et qu'il a consacré a la comptabilisation soigneuse de ses mantras, carnet aujourd'hui rempli aux trois-quarts de son écriture fine et régulière, tandis que les premières pages, reflet de son tumulte intérieur, sont désordonnées, chaotiques et irrégulières. Il compte remettre ce carnet entre les mains du Hiérodarque, genou a terre, seule offrande vraie, authentique et sincère de son Amour-Force et du travail accompli comme du chemin parcouru. Il voit en ce carnet tout un symbole, plus qu'un album photo, plus qu'un journal intime, plus que tous les récits qu'il pourrait raconter. Rien qu'a l'imaginer sa gorge se serre, il crispe la main gauche sur son bâton de marche et la droite sur son aka'nn en bois de rose et avance.