Chapitre 16 - Loreline
Il est 10h en ce lendemain de Fête Équinoxiale et Loreline attend patiemment au pied d'un des deux braseros immenses de quelques cinq mètres de hauteur qui flanquent l'entrée principale du Temple-Pyramide et accueillent de jour comme de nuit résidents et visiteurs de leurs flammes perpétuellement embrasées, symbole du feu inextinguible de l'Absolu.
Elle le voit émerger de la grande porte centrale, chevelure adamantine dont quelques mèches folles ont échappé à l'élastique, une paire de lunettes de guingois par dessus laquelle il jette un regard perçant et scrutateur mais myope. Il regarde a droite et à gauche et sans grande surprise, Loreline le voit se diriger à l'opposé de sa direction, vers le deuxième brasero. Elle ramasse ses affaires et entreprend de le rejoindre à longues enjambées. En arrivant à sa hauteur elle remarque qu'il mange un yaourt à la fraises et que sa barbe en est gratifiée également. Elle se retient de lever les yeux au ciel et le salue d'un air enjoué :
- OM Maître de Guilde ! Elle a employé le terme Sémérith comme c'est de coutume parmi les Archalchimistes, en signe de respect.
- Ah ! OM Loreline ! Il rassemble cuillère et yaourt dans une seule main pour lui faire une demi-accolade un peu raide. Je vous cherchais !
- J'ai vu, reprend-elle à mi-voix. Où allons-nous travailler ?
- Où vous voulez, je vous suis Loreline, ouvrez la voie.
Loreline se retient de sourire, il est bien connu que le Maître de la Guilde Verte ne connait pas bien son chemin autour du Temple hormis celui de son bureau à l’Étage des Guildes et des salles d'études du Sémérith où il donne cours aux Archalchimistes et en donnera un jour au jeune futur Couple Sacré.
Elle prend un chemin simple et direct qui ne risque normalement pas de le perdre en bousculant son sens de l'orientation. Ils prennent l'ascenseur et s’installent sur un banc derrière le diamant qui orne la haute porte d'entrée à quelques quarante mètres au-dessus du rez-de-chaussée. La matinée est ensoleillée et l'idée de s'enfermer dans une salle d'étude semble autant rebuter Loreline que le Maître de Guilde.
- Eh bien, demande-t-il en raclant les parois de son yaourt avec sa cuillère, où en êtes-vous de votre projet ?
Il fait bien évidemment référence à son Épreuve du Bâtisseur dont la
réussite déterminera l'Initiation au Rouge de Radakham prochain et qui
est la préoccupation quotidienne de tous les Archalchimistes initiés au
Blanc. Loreline entreprend de sortir ses documents, notes et croquis
mais s'interrompt tout à coup. Les yeux dans le vague elle repense à
Sebastian et ce qui s'est passé dans la tour de l'Eau, comment la digue
s'est brisée et le flot d'émotions contenues a déferlé... Elle n'a pas
revu Sebastian depuis et se sent bien trop mal à l'aise pour
l'envisager.
De son regard perçant et moins lunaire qu'on pourrait le croire, son Coopteur la regarde.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
Sans même y avoir réfléchi, les mots sortent de la bouche de Loreline sans qu'elle ne puisse les retenir :
- Avez-vous déjà été amoureux ?
Puis, horrifiée d'entendre tout haut la question qu'elle vient de
formuler envers l'un des Archalchimistes les plus hauts gardés de
l'Archimagistère, elle porte la main à sa bouche, mortifiée. Mais
totalement oublieux de la réaction de gêne de la jeune femme, celui-ci
lui répond comme si elle lui avait demandé quel est son parfum de yaourt
préféré :
- Non, pas vraiment, pas comme vous l'entendez en tout cas. Pourquoi ? C'est ce qui vous tracasse ?
Mi-rassurée mi-interloquée par l'équanimité totale du Maître de Guilde
face à sa question saugrenue, Loreline se sent encouragée et en
confiance pour répondre :
- Oui, enfin, je crois, c'est... Voyez-vous, il représente parfaitement la complémentarité que je cherche...
Loreline se surprend à tirer des conclusions qu'elle n'a même jamais osé
formuler dans le secret de son cœur et qui prennent vie en tentant de
les expliquer à un « vieux sage » qui a reçu sa première Initiation de
l'actuel Hiérodarque quand il était encore adolescent et est son ami
depuis bien des vies...
- C'est qui ? demande son Coopteur en cherchant désespérément un
mouchoir lui permettant d'essuyer sa barbe et sa moustache ornées de
yaourt.
Loreline lui tend distraitement un mouchoir en papier tout en répondant :
- Sebastian...
- Qui ?
- Oh vous savez, grand, blond, yeux bleus, sourire à fossettes, ami de Gaïa...
- Ah oui ! Le Brad Pitt local... Je vois !
- Le quoi ?
Le Maître de Guilde ne répond rien, Loreline n'a pas la référence, ce n'est pas de son âge. Il reprend :
- Mais qu'est-ce que vous lui trouvez ?
- Que... ? Mais... Il est... Vous l'avez vu ? C'est Sebastian... Il est
bienveillant, intelligent, tout le monde l'aime, et puis... Il...
comment dire...
Son Coopteur la fixe en silence par dessus ses lunettes, la moustache et
la barbe enfin libérées de traces de yaourt, ce qui lui confère un air
beaucoup plus sérieux. Loreline réalise qu'elle n'a pas la réponse à sa
question, qu'elle brode, que ce qui lui a jusqu'à présent paru une
évidence ne l'est pas tant que ça... Cela l'effraie. Ce simple échange
avec son Coopteur, Archalchimiste dont le rayonnement fait écho à celui
des Miroirs de Vérité, la met brutalement face à des réalités qu'elle
n'a jamais osé entrevoir en face.
- N'est-ce pas davantage l'image que vous vous faites de lui que vous
aimez ? reprend-il doucement, l'obligeant en douceur mais sans
complaisance à regarder la réalité en face.
- Peut-être...
- Vous êtes amoureuse d'une projection de vous-même, vous aimez une
illusion mon petit, vous ne savez rien de lui au final, vous ne le
connaissez pas vraiment, vous lui prêtez les attributs que vous avez
envie de lui voir, vous vous enfermez dans un amour émotionnel
unilatéral qui fait feu de tout bois, mais que vous restera-t-il lorsque
tout l’oxygène aura été consommé ?
Le ton n'est pas tant péremptoire que juste, et cette vérité, exposée
avec la plus grande simplicité par un homme qui a déjoué les pièges que
la Vie a mis sur son passage, fait sauter l'aura d'illusion dans
laquelle Loreline s'est réfugiée depuis quatre mois, depuis qu'elle a
rencontré Sebastian.
- Transcendez cela, vous êtes ici pour ça, non ? Vous avez les outils à
disposition me semble-t-il... Vous pouvez même faire une formule en
Sémérith qui vous permettra...
Mais Loreline n'écoute plus. Loin de son Coopteur qui se lance dans des
explications transmutatoires mystagogiques de haut vol, elle réalise à
quel point elle a perdu pied, non pas tant dans ses sentiments que
vis-à-vis d’elle-même. Qu'est-ce qui l'a conduite dans cette situation ?
Comment en est-elle arrivée à manquer de détachement à ce point ?
Qu'est-ce qui en elle a pu l’empêcher de voir clair et de rester dans
l'accueil des surprises du Plan sans entretenir d'attentes ? Elle va
pouvoir se livrer à une sacrée introspection !
- Qu'en dites-vous alors ? conclue son Coopteur à côté d'elle alors
qu'elle n'a pas écouté un traître mot de ce qu'il vient de dire.
- Oui... Heu... C'est bien...
- Ah, je savais que ça vous plairait ! Venez dans mon bureau demain vers 15h, je vous le donnerai.
Loreline n'a pas la moindre idée de ce qu'elle vient d'accepter de
recevoir mais n'ose pas l'avouer à son Coopteur qui semble enthousiasmé
par sa propre idée.
Allégée d'un poids immense qu'elle n'avait même pas réalisé qu'elle
portait, elle se sent d'un coup beaucoup plus présente et consciente,
plus disponible et réceptive, animée d'une énergie renouvelée pour
construire une Épreuve du Bâtisseur pérenne, les idées commencent déjà à
affluer. Elle reprend avec enthousiasme ses croquis et commence son
exposé à son Coopteur qui remonte ses lunettes sur l’arête de son nez
pour examiner ses notes.
Commentaires
Enregistrer un commentaire