Chapitre 14 - Elorya
La chaleur commence à devenir étouffante dans la
vaste salle à manger qui accueille des centaines d'Archalchimistes, le
Couple Sacré et la Garde Prétorienne. La dégustation de loukoums, la
joie des retrouvailles et partages à bâtons rompus avec des Frères et
Sœurs qu'on ne voit que quelques jours par an et les bulles de l'élixir
de Kargasok fermenté commencent à monter à la tête d'Elorya et lui
donner chaud. Elle pose la main sur le bras de Suratiel pour lui
communiquer l'image mentale de son besoin de prendre l'air et sort dans
la nuit magique et illuminée du Temple pour se rafraîchir.
Les monoptères s'illuminent la nuit de douces couleurs harmonieuses et
les font ressembler à des photophores géants ou à des lanternes qui ne
volent pas mais répandent une douce lumière et éclairent les chemins et
voies de circulation des 27 étages du Temple-Pyramide. Elorya s'appuie
contre la balustrade pour les admirer un instant puis remonte ses
boucles rousses en chignon approximatif au sommet de son crâne, qu'elle
fixe en y plantant sa baguette en métal bleu qui ne la quitte jamais.
Elle pense à Suratiel. Aux Fêtes de Shali-Enadrish prochaines ils
célébreront la renaissance de leur neuvième année ensemble et elle
n'imagine pas qu'il puisse en être autrement, même dans onze, vingt-deux
ou trente-trois ans. Suratiel a été une évidence, pas un coup de foudre
qui est un concept obsolète d'Age de Fer mais une douce évidence qui
réchauffe le cœur comme un rayon de soleil intérieur. Un jour il avait
été dans sa vie et n'en était plus jamais sorti. Parfois ses meilleures
amies de Guilde Rose, Argana et Hokimi, lui demandaient : « pourquoi
lui ? », Elorya n'aurait su l'expliquer, ce n'était pas karmique, leur
relation est bien trop harmonieuse et épanouissante pour étayer cette
hypothèse.
Elle a observé les couples se former et se défaire chez les
Archalchimistes au fil de ses années passées au sein de l'Initié et elle
a remarqué une constante : ce n'est jamais le critère physique, le vécu
incarnationnel ou autres facteurs de ce type qui poussent deux Initiés à
former un couple durable, c'est toujours la dynamique évolutive ! Le
seul creuset digne d'y investir tout son Amour-Force et son potentiel
créateur repose sur l'élan similaire qui habite deux âmes a se dépasser
elles-mêmes et parce qu'on est toujours plus forts à deux, alors on va
chercher en un autre soi la puissance de complémentarité qui élève
l'autre en nous et nous élève en lui ou elle... Et ce qui fait tenir le
couple c'est la compatibilité de leurs deux dynamiques unifiées, chacun
allant toujours un cran plus haut, repoussant ses propres limites,
inspirant l'autre à le faire, dans une avancée aussi parallèle que
possible. Lorsque les aspirations diffèrent trop et que la dynamique
change de rythme, au-delà d'un stade critique, c'en est terminé.
Certains couples se forment aussi pour un temps, pour un motif
particulier, pour répondre à un besoin spécifique et la relation touche à
son terme lorsque le travail a été fait et que les deux protagonistes
le ressentent ainsi, sans tension pour autant.
Naturellement, ce qui a permis ces changements profonds dans le
relationnel hommes-femmes a été la réunification du Couple Sacré. Cette
histoire était devenue au fil du temps celle qu'on raconte aux enfants
comme aux adolescents qui veulent comprendre l'Amour-Force et aux
adultes qui se plaisent aussi à la redécouvrir, toujours un cran plus
haut dans leur compréhension. Il y en a des versions courtes, des
versions longues, d'autres interminables qui prennent plusieurs heures à
conter et Elorya soupçonnait que les détails les enrichissant aient
fleuri de l'imaginaire collectif au fil des années. Leurs retrouvailles
n'avaient pas seulement été celles de l'Absolu face à l'Absolue si
souvent perdue, si souvent éloignée de Lui, elles avaient été à travers
elles, celles de tout le Masculin Sacré avec le Féminin Sacré, une
permission, un laisser-passer à s'autoriser à nouveau à Aimer sans la
peur de souffrir, de perdre l'autre, sans la douleur de la séparation,
les affres de l'absence... Cet événement qui était inscrit au Calendrier
Archimagistéral avait même fait l'objet d'un Hymne : l’Hymne aux
Retrouvailles du Couple Sacré afin d'ancrer dans la réalité du monde que
cette célébration est perpétuelle et renouvelée à l'infini des temps et
à l'échelle de la Création entière.
Elorya en est la de ses réflexions lorsque Suratiel la rejoint sur le balcon. Il frissonne légèrement :
- La nuit est fraîche, tu n'as pas froid ?
- Non, j'avais beaucoup trop chaud dans la salle, il fait meilleur ici.
Elle l'attire contre elle avec un sourire et passe vigoureusement ses
mains le long de ses bras pour réactiver la circulation énergétique.
- Tu te souviens de notre première rencontre ? demande-t-elle à voix basse.
- Non, répond-il, sérieux.
- Moi non plus...
Elorya et Suratiel s'étaient vus, croisés, salués des centaines de fois,
la présence de l'un était magnétique pour l'autre et parce qu'ils
vibraient la même réalité, ils s'étaient croisés sans cesse, partout où
ils allaient, parfois presque tous les jours et pourtant, le Temple
était vaste ! Lorsqu'Elorya voyait Suratiel son cœur ratait un
battement. Lorsque Suratiel croisait Elorya il guettait son sourire
comme on espère un arc-en-ciel après l'orage, avec gratitude, joie et un
peu d'émerveillement.
Ils s'étaient apprivoisés l'un l'autre comme le Petit Prince et le
renard dans le livre que Suratiel lisait souvent enfant. Il avait appris
à anticiper les lieux et les moments où il verrait Elorya et alors, il
habillait son cœur de joie. Et comme le Petit Prince, Elorya s'était
assise dans le parc du Temple, chaque jour un peu plus près de lui. Et
comme le renard, Suratiel l'avait regardée du coin de l’œil. Quand il
savait à quelle heure elle serait là, son cœur battait plus fort.
Lorsqu'elle était en retard ou qu'elle ne venait pas, il avait du mal à
se concentrer. Elorya avait fait preuve d'une infinie patience, elle
avait senti qu'il faudrait du temps à Suratiel pour se laisser
apprivoiser mais que cette épreuve tisserait entre eux un lien
indestructible. On se lasse plus vite de ce qu'on obtient rapidement que
de ce qu'on a désiré de plus en plus avec le temps.
Ils avaient mis des mois à se rapprocher l'un de l'autre puis, Asthakara
et la neige avaient fait leur entrée et comme il s'agissait toujours
d'un mois chargé pour la Guilde Rose, Suratiel avait prêté son aide
durant ce mois de festivités. Avec Elorya, ils avaient travaillé des
jours entiers pour la Fête Solsticiale à la décoration du Temple qui
était encore en construction pour certaines parties à cette époque. La
veille du premier jour des Fêtes de Shali-Enadrish ils avaient démarré
tôt le matin et avaient œuvré côte à côte toute la journée, entre rires
et discussions passionnées. Juste avant d'aller rejoindre leurs Frères
et Sœurs tout aussi épuisés qu'eux pour dîner, ils étaient retournés à
l’étage des Guildes pour récupérer leurs effets personnels et Suratiel
avait eu une idée, il avait demandé à Elorya :
- Aimeriez-vous voir quelque chose de tout nouveau et de superbe ? Quelque chose que personne n'a encore vu ici ou presque.
Il eut un sourire si sincère et candide qu'il illumina tout son visage
et Elorya le trouva en cet instant-là particulièrement beau.
- Oui, bien sûr ! dit-elle avec l'enthousiasme qui la caractérisait.
- Venez !
Suratiel l’entraîna en direction des terrasses puis s'approcha des
serres. Il sortit une clef de sa poche et pénétra dans une petite serre,
tout récemment aménagée. Elorya sentit quelque chose frôler ses cheveux
et sursauta.
- Ne vous inquiétez pas, la rassura Suratiel, regardez !
Il tendit la main et un superbe papillon aux ailes bleu nuit se posa sur son doigt. Elorya était émerveillée.
- Quelle beauté ! C'est incroyable, je n'en avais jamais vu de tel !
- C'est une serre aux papillons, une idée du Hiérodarque, répondit-il simplement.
La serre était splendide, des fleurs de toutes les couleurs ornaient les
lieux et étaient arrangées avec un goût exquis en dégradé de nuances :
buddleia de David, ancolie, zinnia, lantanier, gaillarde, phlox,
coréopsis, toutes les fleurs à papillons étaient rassemblées dans ce
havre de vie, ce joyau de sanctuaire ! Les senteurs étaient enivrantes
et Elorya caressait pétales et corolles multicolores, approchant de
temps à autre le visage des unes ou des autres pour en humer le parfum.
Suratiel lui montra quels papillons étaient attirés par quelles fleurs,
et lui appris que la serre en abritait 24 espèces différentes. Le
préféré d'Elorya était noir et blanc, elle l'avait affectueusement
surnommé « le dalmatien ».
Elorya, les yeux étincelants, remercia Suratiel de cette visite inopinée
et merveilleuse. Ils étaient restés longtemps à admirer fleurs et
papillons et le soleil s'était couché entre temps. Tandis que Suratiel
fermait soigneusement la porte de la serre, Elorya questionna :
- Sentez-vous ce parfum extraordinaire ?
Suratiel se retourna et vit qu'Elorya s'approchait d'un cestreau nocturne.
- C'est un galant de nuit, lui dit-il, il fleurit dans la pénombre et
libère un parfum délicieux ! l'informa-t-il en arrivant a sa hauteur.
- Alors ce sera notre fleur, dit-elle, celle qui n'attire pas le regard
le jour mais s'ouvre et se dévoile sous les rayons de Séléné...
Elle se tourna face à Suratiel, le regarda droit dans les yeux, noua ses
bras autour de son cou en se mettant sur la pointe des pieds et
l'embrassa et rien ne leur parut plus évident que cet instant-la,
enveloppé du parfum envoûtant du galant de nuit, seuls sous le clair de
lune qui illuminait le Temple.
Elorya inspire et émerveille Suratiel. Quand elle s'éparpille, surtout
lorsqu'elle crée, sa simple présence la recentre et canalise son
énergie. Lorsqu'elle doute de ce qu'elle fait, elle va lui demander
conseil, même s'il ignore tout du projet sur lequel elle travaille il a
toujours un conseil judicieux, ou le simple fait de mettre en mots ses
doutes lui apport un second souffle. Généralement elle passe alors sa
main dans les cheveux courts et bruns de Suratiel et lui adresse l'un de
ses radieux sourires en remerciement avant de repartir d'un pas dansant
poursuivre son projet.
Sans échanger un mot, côte à côte sur le balcon contigu à la salle du
buffet de l’étage du Concilium ils se sont tous les deux remémoré cette
nuit magique, celle de leurs retrouvailles éternelles, celle qui a
scellé leur désir de partager le reste de leurs vies ensemble, en Unité,
en Harmonie, en Amour-Force Créateur.
D'un seul mouvement ils se détournent du balcon, se sourient avec
tendresse et retournent à l'intérieur saluer leurs amis pour la nuit.
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